Kantwerk
L'urbanisme transitoire en France, entre nouvelle commande urbaine et détournement critique
Article pour la revue d'architecture Espazium / Tracés (Suisse)
2022
Comment analyser l'évolution historique des pratiques d'urbanisme transitoire en France ainsi que leur progressive institutionnalisation ?
Après plus de dix années de développement de ces pratiques, qu'observe-t-on concernant les acteurs qui les portent, leur façon de se structurer, leurs métiers ?
Transitional urban planning in France,between new urban order and critical diversion
How to analyze the historical evolution of transitional urban planning practices in France and their progressive institutionalization?After more than ten years of development of these practices, what is observed concerning the actors who carry them, their way of structuring themselves, their professions ?
Déployant une sémantique aussi diversifiée que les réalités qu’elles désignent1, les pratiques d’occupations temporaires recouvrent un ensemble d’appropriations, légales ou non, touchant l’espace public et les espaces vacants (friches et/ou bâtiments) avec des objectifs différents : création de logements, de locaux artistiques et associatifs, revendications citoyennes, mais aussi activités économiques et événementielles, etc. Depuis une dizaine d’années, l’expansion foisonnante de la demande pour ces projets temporaires en France – souvent désignés sous le terme générique d’urbanisme transitoire – dessine une pratique nouvelle qui reste difficile à saisir, tant elle oscille, au cas par cas, entre bricolage éphémère et outil d’action publique, entre émergence d’alternatives citoyennes et intégration dans les logiques marchandes de l’aménagement.
Ouverture progressive d’un nouveau champ de la commande urbaine
Depuis la création du collectif Exyzt en 20032 jusqu’à la clôture de l’occupation temporaire des Grands Voisins à Paris en 2020, l’émergence puis l’essor de l’urbanisme transitoire peuvent être regardés en France comme l’effet de la convergence de plusieurs phénomènes. D’une part, dans le champ de l’architecture, la proposition de renouvellement de la discipline vers davantage de participation - portée notamment par l’architecte Patrick Bouchain - est suivie, au tournant des années 2010, de l’apparition de collectifs de concepteurs pluridisciplinaires qui impulsent des projets d’occupations temporaires avec succès et se font rapidement remarquer. Ces occupations, co-construites avec les habitants, sortent progressivement du registre militant et illégal du squat. Dans le même temps, du côté des acteurs publics, des aménageurs et des grands propriétaires fonciers, le coût économique de l’immobilisation des friches est perçu comme de plus en plus lourd dans les contextes tendus. Avec, en parallèle, la montée en puissance de la demande de participation citoyenne, mais aussi la recherche d’attractivité et de nouveaux modèles d’animation économique et culturelle, ces acteurs institutionnels – non sans un certain opportunisme – commencent à s’intéresser aux occupations temporaires, qui semblent pouvoir amortir en partie les coûts de gestion, et surtout transformer l’image des quartiers et y réactiver des dynamiques locales.
Inspirées en partie des squats et des mouvements militants, les occupations temporaires sortent ainsi progressivement du champ de l’« alternatif » pour intégrer celui, sous commande, du « transitoire ».
Après une série de projets pilotes, de nouveaux outils publics pour impulser, 5 faciliter mais aussi encadrer des projets d’urbanisme transitoire commencent à voir le jour en France dès le milieu des années 2010. La région parisienne s’inscrit en tête de ce mouvement, avec des collectivités qui, capitalisant sur les premières expériences, commencent à consolider une véritable expertise sur le sujet. Elle est suivie par certaines métropoles régionales, comme Lyon ou Lille. En parallèle, à leur échelle plus centrale, les services de l’État intègrent également l’urbanisme transitoire dans leurs politiques d’aménagement du territoire8 et valorisent les nouveaux acteurs qui investissent le sujet dans les expositions internationales (Biennale de Venise, 2006 et 2018) ainsi que dans les prix décernés à l’échelle nationale (Palmarès des jeunes urbanistes).
Une nébuleuse d’acteurs transdisciplinaires émergents
Précisément désignés lauréats du Palmarès des jeunes urbanistes respectivement en 2016 et 2020, Plateau urbain et Yes we camp, qui comptent aujourd’hui plusieurs dizaines de salariés, constituent ainsi une partie émergée et reconnue d’un ensemble de nouveaux acteurs qui vivent plus ou moins bien de l’urbanisme transitoire. Qui sont-ils? De quelles disciplines sont-ils issus et quelles valeurs ou objectifs communs portent-ils ?
Plusieurs types d’activités sont identifiables, correspondant à différents métiers et modèles économiques. Les plus visibles sont les activités d’exploitation de sites. Elles rassemblent une grande diversité de professions aux niveaux de qualification variables : de la gestion technique à l’événementiel en passant par la pratique artistique, la cuisine, la formation aux outils numériques, la médiation culturelle et le travail social. Ces activités ont plutôt des modèles économiques précaires, en grande partie basés sur le travail des bénévoles, des stagiaires et des services civiques .
En « back office », on observe deux autres types d’activités : les activités de conception, d’étude et de conseil, comme l’accompagnement de projets, les études de faisabilité, la pédagogie et la diffusion des méthodes, ainsi que les activités d’intermédiation entre propriétaires et utilisateurs, activités plus proches des métiers de l’immobilier. Ces activités correspondent à des profils plus spécialisés (architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, commerciaux) et à des modèles économiques plus robustes, voire assez rentables.
Entre les acteurs de l’événementiel et de l’immobilier, de l’action sociale et de la création artistique, en passant par les architectes et autres experts de la ville, l’urbanisme transitoire rassemble ainsi autant de familles dont on peut supposer qu’elles n’ont pas toujours les mêmes objectifs et les mêmes cultures de travail. En ajoutant à cela une diversité en termes d’inscription territoriale et de type de structures (du collectif local ou éphémère, à des entreprises ou associations d’envergure nationale), cet ensemble d’acteurs reste aujourd’hui une « nébuleuse » difficile à saisir car hétérogène, volatile et toujours en mouvement.